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Hancock Park, Los Angeles
Sqweegel patientait sur le parking devant le magasin, caressant des doigts le volant tout collant. Le latex qui recouvrait ses mains adhérait brièvement avant de céder. Quand Sqweegel mettrait le feu à la voiture dans un terrain vague, il le libérerait de cette saleté.
Tout comme il allait libérer les enfants.
Tous les quatre buvaient de la bière depuis une demi-heure, mais rien à faire. Il y avait trop de connards qui entraient et sortaient de ce magasin pour acheter des cigarettes ou des boissons sans regarder personne. Nul ne restait bien longtemps sur ce parking, à part une Pinto cabossée garée tout au bout, à gauche. Peut-être que cette andouille s’était endormie. Le genre qui avait déjà trop bu de bières et cuvait avant d’avoir pu en acheter d’autres. Emmerdeur.
Rob sauta sur son skate et roula sur le bord du trottoir. Ça commençait à bien faire. S’ils voulaient rester là les bras ballants, autant que ce soit chez lui.
Finalement, Rick déclara qu’il en avait assez, que c’était nul et qu’il se cassait. Il salua les trois autres et rentra chez lui sur son skate.
Ses copains le traitèrent de trouillard, mais eux non plus ne tarderaient pas à se tirer aussi. Qu’est-ce qu’ils croyaient ?
Rob fit de nouveau sauter son skate. Trop la loose !
C’est alors que la portière de la Pinto s’ouvrit et qu’une mince silhouette en descendit. Une espèce de taré genre Michael Jackson, la tronche complètement cachée. Si ça se trouve, c’était Michael Jackson, même. Peut-être qu’il traînait à Hancock Park pour se faire de nouveaux amis. Qu’il allait les inviter à Neverland pour jouer avec Bubbles et boire des sodas. Et ils lui sortiraient qu’il pouvait aller se faire foutre avec ses sodas – sors-nous des bières, plutôt, mec.
Évidemment, ce n’était pas Michael Jackson.
Mais peut-être que ça valait la peine d’essayer. Ça valait toujours le coup avec les tarés, les zonards et les junks. Ils étaient du même univers.
Rob fut le premier. Les mains enfoncées dans les poches de son bermuda, il s’avança sur le trottoir d’un pas nonchalant.
— Oh, m’sieur. Vous nous payez des bières et on vous en paie ?
Le type tourna bizarrement la tête, comme si c’était la seule partie de son corps qui bougeait. Rob attendit sa réponse, puis se dit qu’il était peut-être sourd-muet ou quelque chose comme ça. Peut-être que c’était pour ça qu’il portait un masque, des fois qu’il aurait eu la bouche toute pourrie.
Mais l’homme finit par parler.
— Je ne bois pas de bière. Je bois du gin.
— O.K., alors…
— Alors on va faire un marché. J’achète la bière. Tu m’achètes du gin.
— Trop bien, fit Rob. (Fais pas l’empressé, se dit-il. Tu achètes du gin pour ce gogol. Tu vas pas le remercier, en plus.) D’accord, ajouta-t-il précipitamment.
Sqweegel entra dans la boutique et fila vers les bières. Il adorait faire les courses lui-même. C’était si rare.
Son costume blanc était totalement invisible sous ses vêtements, gants, casquette et lunettes de soleil. De dos, n’importe qui l’aurait pris pour quelqu’un d’ordinaire. De face, on pouvait éventuellement apercevoir un peu de blanc et être surpris, mais après tout on était à Los Angeles et des tas de célébrités déambulaient incognito dans les rues. C’était la ville des masques et des lunettes noires. Sqweegel était dans son élément.
Il fut ravi de constater qu’il y avait abondance de bière à capsules à vis. Très faciles à ouvrir et à revisser. Surtout quand on portait des gants en latex.
Il surveilla les caméras du coin de l’œil et choisit deux packs d’une marque avec laquelle il était sûr d’impressionner les mômes. D’un geste, il dévissa les capsules, puis sortit de sa poche un petit flacon muni d’un compte-gouttes rempli d’un liquide jaunâtre.
Une goutte dans chacune. Amplement suffisant.
Il revissa fermement le tout et appuya d’un coup sec. Jamais ils ne soupçonneraient quoi que ce soit.
Sqweegel apporta le pack à la caisse et tendit l’argent de sa main gantée. L’employé lui jeta un bref regard sans poser de question. Vive la Californie.
Quelques minutes plus tard, le dingue était ressorti avec le sac en papier à la main.
Gagné.
Le type s’arrêta et baissa les yeux vers le sac.
— Ils ne vendent pas d’alcool fort, ici. On n’a qu’à prendre la voiture et aller dans un autre magasin, comme ça, vous pourrez me rendre le petit service promis.
Il releva le nez et les fixa. Drôle de type, avec ses yeux noirs ronds comme des billes. Rob entendit ses potes lâcher « Ouais, O.K. », mais il se demanda s’il avait finalement eu une si bonne idée que ça.
— Hé, mec, chuchota-t-il à Chris. On va pas monter dans une bagnole avec ce mec trop bizarre ?
— Tu as cinq ans ou quoi ? fit Chris avec un regard méprisant. Tu as peur qu’il te propose des bonbons ou quoi ?
— Non, mec, mais c’est…
— Fais pas ta chochotte. On va lui acheter son gin et on va se tirer sans le lui donner. On fera la fête entre nous.
Et c’est ainsi que Rob se retrouva assis à l’avant de la Pinto cabossée, à côté d’un type tout maigre avec un masque et des gants en latex. Non, il ne les avait pas remarqués au début. Sinon, il ne lui aurait sûrement pas donné l’argent pour aller acheter les bières.